Depuis ma petite enfance mes parents, grand-mère et arrière-grand-mère parlaient français, un très joli français qui servait aussi bien à nous apprendre de belles manières qu'à nous faire la lecture de la "Bibliothèque rose" et à nous raconter le passé.
Mon passé est meublé de grandes-tantes, exemplaires ou rigolotes, d'oncles et de grands-oncles, tous Flamands parlant français et flamand. Ils avaient été bourgmestres de leur commune, avocats à Gand ou à Bruxelles, industriels, professeurs aux universités de Gand ou de Liège, enfin, hommes politiques. C'étaient de belles histoires, meublées de personnages plus que vivants qui, sans exception, avaient pensé au bien de tous, à notre patrie - la Belgique - et aux lois qui devaient être plus sociales; "car le peuple devait s'émanciper".
Il est un fait que j'ai désiré écrire pour sauvegarder ce qui n'était plus dit ni ressenti de nos jours. Or, nombre de lecteurs m'ont remerciée. Ils s'étaient retrouvés. J'avais donc atteint quelque chose qui m'est particulièrement cher : l'identité européenne, autrement dit, nos racines et notre culture.
Les années 50 du siècle dernier m'ont formée. Au lycée, dans chaque classe, il y avait un groupe de francophones. Dans les écoles privées, les francophones étaient plus nombreuses. L'esprit du lycée prépara cependant bien mieux à la tolérance et à l'intérêt pour la culture et la langue "des autres". De sorte que nous apprenions admirablement bien le néerlandais - avec ses grands auteurs et poètes -, l'anglais et l'allemand, en plus du grec, du latin, des mathématiques et des sciences. Toute ma génération de filles, de familles flamandes ou de familles francophones, a été parfaitement préparée aux études supérieures et au bilinguisme.
Dans les années 1956-60 je m'inscrivis à la fac de philologie germanique - toujours à Gand -, ayant à la maison, grâce à mon père, appris à connaître Lamartine, Hugo, Musset, Proust et Duhamel, ce dernier fort moderne à l'époque.
Après quelques années à l'université je désirais faire du journalisme. J'ai été journaliste de la presse flamande. Cela ne m'empêcha pas d'écrire en français tout ce qui n'était pas destiné à paraître dans la presse. Mon cinquième livre voit le jour en ce moment. Et le premier, paru chez Gallimard, me valut le prix franco-belge de l'Adelf à Paris. J'eus l'honneur de le recevoir au Sénat!
Les ennuis linguistiques
Suite à la fédéralisation de la Belgique, un arrêt de la Cour d'arbitrage, saisie par la Communauté flamande, précisa que la Communauté française du pays ne subventionnerait plus aucune entreprise culturelle francophone en Flandre.
Les Flamands avaient lutté plus d'un siècle pour parvenir à se faire entendre et à utiliser leur langue maternelle, le néerlandais, à l'école, à l'armée, au tribunal, à l'hôpital, dans les affaires, de sorte que, des années après avoir obtenu des lois linguistiques équitables, l'invasion du français était encore perçu comme un véritable danger. Pour les générations de la deuxième moitié du XXe siècle - les premières à avoir joui d'un enseignement qui effacerait la différence sociale entre eux et les fils de l'ancienne classe dirigeante francophone - la crainte d'une invasion francophone subsista. Non sans raison. Il faut en comprendre l'origine. Des frottements sociaux et psychologiques entre francophones et Flamands semblaient confirmer la menace.
Dans les villes de Flandre, les aînés de la minorité francophone se montraient fort agacés quand la nouvelle génération des services publics ne leur adressait plus la parole en français. Dans les affaires, l'emploi du français créait des barrières entre les secrétaires des nouvelles générations et les anciennes, entre les anciens et les nouveaux chefs d'entreprise, ainsi que parmi les cadres. Ces détails quotidiens, aussi minimes qu'ils puissent sembler lorsqu'ils ont disparus, sont à l'origine de la crainte du français et des mesures qui s'en sont suivies.
Cependant, depuis plus de vingt ans, en Flandre, la peur de l'invasion du français est devenue totalement sans fondement. Cela fait vingt ans que les Communautés auraient dû signer des accords culturels. Malheureusement, les politiciens et l'extrême droite ne connaissent pas la réalité du quotidien, ils se laissent influencer par ce qu'ils croient être l'opinion publique mais n'est en réalité que ce que la presse rapporte, toujours extrême et sensationnelle. Presse qui, ensuite, influence la population. Actuellement, le problème de Bruxelles-Hal-Vilvorde, très éloigné des réalités des provinces flamandes, retarde encore l'éventuelle entente cordiale.
Une minorité francophone qui n'existe pas?
Faisons un retour en arrière pour envisager la situation actuelle. L'éditeur, la presse, le théâtre, les conférences francophones de Flandre ne peuvent attendre aucune aide financière. La Communauté française de Belgique ne peut la fournir, et pour la Communauté flamande, les francophones de Flandre n'existent pas, ils ne sont pas reconnus comme minorité.
En effet, la Communauté flamande de Belgique ne considère pas les Flamands parlant français comme une minorité en Flandre. Ils sont au moins 300 000, et si l'on compte parmi les francophones la majorité d'entre eux qui est devenue parfaitement bilingue, leur nombre n'a pas diminué. La langue et la culture françaises leur sont naturelles. A part un mensuel à Anvers, ils n'ont plus de journaux en français.
Par contre, la vie culturelle francophone bat son plein: le théâtre amateur fait salle comble, les séries de conférences sont très courues, et aux mariages et fêtes de familles francophones la jeunesse est très nombreuse qui se rencontre et s'amuse en français. Ici, rien n'a changé. Autrement dit, les francophones de Flandre sont une grande minorité constante, à l'intérieur d'un bilinguisme français-flamand qui ne pose aucun problème, bien au contraire, les deux langues du pays étant d'excellents atouts dans la vie belge.
La Communauté flamande ne reconnaît pas cette minorité, et ne l'aide pas dans ses entreprises culturelles francophones. Il en résulte que les Espagnols, Italiens, Néerlandais, Allemands, Polonais, Turcs, Algériens, Marocains vivant en Flandre sont des minorités reconnues. Leurs activités culturelles sont annoncées et, si nécessaire, subventionnées. Les autorités locales mettent des salles ou lieux de réunions à leur disposition.
Quelques exemples du contraire: Il y a un peu plus de dix ans, la Ville de Gand qui mettait une salle de musée à la disposition de la série de conférences en français, Exploration du Monde, a dû céder à l'intimidation du Vlaams Blok (actuellement le Vlaams Belang) qui ne tolérait pas que la Ville enfreignît la règle qui prévoyait que la Communauté flamande n'aidât pas les manifestations culturelles en français. Quitte de sa salle, dégoûtée par les manifestations, Exploration du Monde ne vint plus à Gand.
Le rôle de la France
Dans un autre domaine, l'hebdomadaire gantois Le Nouveau Courrier, ayant pris, dès mars 1994, la relève de l'ancien Courrier de Gand et n'obtenant pas l'aide à la presse de la Communauté flamande du pays, s'adressa à la Communauté française de Belgique, ainsi qu'au Club Richelieu connu pour sa défense de la francophonie. Jusqu'aux instances les mieux et les plus haut placées, la réponse fut partout "qu'il était interdit d'aider les francophones en Flandre".
Dès le début, nous avions aussi demandé l'aide de la France. A Gand, la France est très présente. Nos clubs et cercles francophones comptent des amis français. Des quatre théâtres amateurs francophones qui jouent en nos salles, une compagnie regroupe les comédiens français de Gand. Dans le grand auditoire du Cercle royal artistique et littéraire, le CRAL, Les Amitiés françaises, Les hautes Etudes et Connaissance et vie d'aujourd'hui, d'année en année, invitent professeurs, auteurs et conférenciers français. Or, la réponse de l'ambassade de France et du consulat à nos demandes d'aide fut unanime: "Nous ne voulons pas de difficultés Nous devons veiller aux intérêts de nos concitoyens en Flandre " L'explication évasive signifiait: "Nous ne pouvons pas aider en Flandre les initiatives culturelles francophones, nous ne voulons pas créer un incident. Nous faisons des affaires en Flandre. Nous ne voulons pas mécontenter vos dirigeants."
Qu'Anvers et la région de Gand ont une valeur économique indéniable, c'est un fait. Mais que fait en Flandre l'ambassade de France pour la Francophonie de Flandre? A qui le francophone de Flandre doit-il s'adresser pour se faire connaître? La francophonie en Flandre est infiniment plus importante que celle de beaucoup de nations qui sont membres de la Francophonie. Pourquoi la France, qui fait des efforts constants pour garder sa place parmi les grands oublie-t-elle ceux qui depuis des siècles sont attachés à sa langue et sa culture?
L'auteur, le comédien et le théâtre francophones de Flandre ne sont pas représentés aux "Semaines françaises" que le Consulat organise à Anvers. Les échanges et accords littéraires se trament entre la France et la Flandre qui, - n'est-ce pas normal? - illustre ses propres auteurs et les traductions de leurs uvres en français. C'est la France qui pourrait se préoccuper de nos auteurs et de notre presse francophones.
Il faut donc avant tout que la curieuse situation d'une minorité francophone "qui n'existe pas" en Flandre, soit connue en France. Elle ne jouit ni de l'aide, ni de l'attention de la Communauté flamande de Belgique et ne peut pas jouir d'aide de la Communauté française du pays. Ce qui est francophone en Flandre ne figure dans aucun dossier officiel, ce qui signifie que les travaux francophones ne viennent pas en ligne de compte lors d'échanges littéraires, théâtraux et autres événements culturels officiels.
Nicole VERSCHOORE